A la première lecture, ce qui
surprend et séduit le lecteur du Cahier d'un retour au pays
natal est l'originalité de cette œuvre.
Est-ce un poème ? Certes, mais il
n'est pas commun. Le choix même du mot "cahier" dit clairement la
difficulté de classer ce texte dans un genre littéraire précis ; de
longues séquences versifiées s'intercalent entre des paragraphes en
prose dont à première vue la typographie seule permet de définir la
qualité poétique qui relève parfois du calligramme. L'absence de
rime, la pauvreté de la ponctuation font penser au refus des
surréalistes de la "poésie" au sens conventionnel du terme.
Le lexique n'est pas moins
étonnant, voire choquant... Qui peut, en effet, oublier les termes
plus que familiers de la première page : "Va-t-en, lui disais-je,
gueule de flic, gueule de vache...". C'est surtout la richesse et la
difficulté du vocabulaire qui nous fascinent ; non seulement Césaire
cultive la poétique du mot rare, "verrition" est une belle création
et l'adverbe "inattendument" un splendide néologisme, mais les
termes savants voire techniques abondent qu'il s'agisse de mots
formés sur des racines grecques, peu usités en français, ou qu'il
s'agisse de termes qui appartiennent à un lexique nettement défini
comme celui de la navigation ou de la maladie. Curieusement, excepté
les termes qui renvoient à la flore ou la faune de la Martinique,
l'on ne trouve pratiquement pas trace de mots d'origine créole.
La phrase, de la même manière
surprend, sa syntaxe semble écartelée, désarticulée. La structure de
base est la phrase nominale et le style asyndétique qui domine donne
à l'expression un caractère brut comme s'il s'agissait pour Césaire
d'exprimer de manière immédiate son émotion. Ce n'est pas là l'un
des moindres charme du Cahier dont l'authenticité ne
peut être mise en doute.
Ce à quoi le lecteur est pourtant
immédiatement et irrémédiablement sensible est la beauté de cette
écriture.
Curieusement, ce texte est d'abord
parole dite, proférée. Même si l'on fait une lecture silencieuse du
Cahier, c'est une voix qui nous parvient à travers
les invectives, les insultes ou les cris. Le recours au style direct
qui met en scène un "je" (Césaire) qui s'adresse à un destinataire
(lui, nous, les Martiniquais noirs) avec toute la force persuasive
du discours didactique nous laisse abasourdi. C'est à juste titre
que l'on a pu au sujet de cette œuvre parler de "poésie du cri",
l'oralité du texte est manifeste, comme en témoignent ces
onomatopées ou cris : "voum rooh oh" (30), "Eïa" (48) ou les
nombreuses exclamations qui ponctuent le texte : "Des mots ? Ah oui,
des mots !" (26), "ASSEZ DE CE SCANDALE !" (32).
Le rythme de cette parole n'est pas
moins sensible à une oreille d'européen déshabitué d'entendre la
magie de la langue des littératures orales. Tout est dans le verbe
et tout est dans le rythme ici, exactement comme dans la palabre sur
un marché africain. Le Cahier tout entier est
parcouru d'un rythme interne, ce sont les répétitions, les
constructions parallèles qui en sous-tendent la structure : "Au bout
du petit matin...", "Tiède petit matin de chaleur et de peurs
ancestrales..."; ce martèlement répétitif, inlassable qui scande le
finale avec les multiples occurrences de l'adjectif "debout" ou la
reprise anaphorique du substantif "danse" : "Et à moi mes danses mes
danses de mauvais nègre à moi mes danses la danse brise carcan la
danse saute-prison la danse il-est-beau-et-bon-et
légitime-d'être-nègre", n'est pas sans évoquer le son du tam-tam ou
du balafon qui souligne le chant du griot africain.
Que l'on ne s'y trompe pas cependant,
Césaire, poète Martiniquais noir, est d'abord un fin lettré, ancien
élève de l'E.N.S. de la rue d'Ulm, il connaît toutes les ressources
de la langue française. Les figures de rhétorique sont fréquentes
dans leCahier d'un retour au pays natal :
métaphores, chiasmes et hyperboles se combinent savamment :
"j'entendais monter de l'autre côté du désastre, un fleuve de
tourterelles et de trèfles de la savane..." (7), "Et elle est debout
la négraille la négraille assise" (61), le Cahier ne
se referme-t-il pas sur cette image magnifique doublée d'un oxymore
recherché : "c'est là que je veux pêcher maintenant la langue
maléfique de la nuit en son immobile verrition !" (65).
L'ironie n'est jamais absente du
propos et force le lecteur à faire une lecture en profondeur du
texte, l'éloge apparent est souvent un contre éloge : "...sur le pot
en lettres d'or : MERCI)." (19). Si sa poésie n'a rien de très
académique, Césaire sait néanmoins admirablement jouer de tous les
effets de sonorités dont les mots de notre langue sont riches, les
allitérations et les assonances tissent au fil des pages tout un
réseau sonore qui contribue au lyrisme du texte et nous envoûte :
"Ici il n'y a quedes
toits de paille que l'embrun a
brunis et que le vent épile." (19) ou "on
n'a jamais vu un sable si noir, et l'écume
glisse dessus en glapissant, et la
mer la frappe à grands coups de
boxe..." (19).
L'écriture de Césaire fascine et
ensorcelle par sa hardiesse, par son exubérance même, mais une autre
magie agit, presque à notre insu si l'on n'y prend garde, les
réminiscences, les allusions, les échos à la littérature de son
temps sont nombreux. Toute la poétique de Césaire s'élabore dans un
rapport d'intertextualité avec les grands poètes de notre
littérature. Lautréamont lorsque Césaire évoque tout un bestiaire
fantastique d'"hommes-hyènes", d'"hommes-panthères" ou de "squale
qui veille sur l'occident"; Rimbaud dont on croit entendre en
contre-point les vers du Bateauivre dans ces
mots de Césaire : "et là, bercé par les effluves d'une pensée jamais
lasse je nourrissais le vent, je délaçais les monstres et
j'entendais monter de l'autre côté du désastre, un fleuve de
tourterelles..." (7); Baudelaire que Césaire n'hésite pas à citer ou
à pasticher : "Il était COMIQUE ET LAID, COMIQUE ET LAID pour sûr."
(41); Péguy que le rythme litanique du Cahier évoque
immanquablement. A ces noms il conviendrait sans doute d'ajouter
ceux d'Apollinaire, de Breton ou de Saint-John-Perse mais très
certainement son ami de toujours le poète Antillais Léon-Gontran
Damas qui a, l'un des premiers, dans sa Complainte du nègre,
fait passer les rythmes du jazz dans notre poésie.
L'écriture de Césaire peut irriter à
première lecture, pour qui prend la peine de lire et de comprendre,
très vite cette écriture est une fête pour l'esprit tant elle est
vivante, émouvante et vraie, tant elle est colorée, humaine et
belle.
Production du groupe
Lettres
La réédition du Cahier d'un retour au pays natal, la
première oeuvre d'Aimé Césaire, saluée depuis l'origine comme le texte
fondamental de la génération de la négriture.